Rêver de Goethe : de la confrontation aux modèles littéraires
Qui n’a pas rêvé de rencontrer son idole ? Notre chanteur de rock, notre buteur, notre comédien…ou notre écrivain préféré ! (pour certains). On aimerait lui poser tant de questions, ou juste le voir à l’œuvre, l’envier avec affection, aspirer à sa perfection, mais peut-être aussi le réprimander…Oui, pourquoi pas ? Nous avons en chacun un petit « expert » qui rêve de son heure de gloire, qui détient la faille dans le système, le code, l’ultime secret. « Tu es parfait mais si… », ou bien « tu es parfais, mais vois comme ils te voient, ces groupies ignorants du siècle présent…quelle honte ! » Et l’on se mordille les doigts jalousement, l’on veut préserver une certaine image conçue de lui, têtus, nous sommes certains de détenir la vraie Vérité. Quelle pagaille que ces modèles !
Hermann Hesse, écrivain allemand/suisse, prix noble de Littérature en 1946, exprime cette joie/malaise parmi bien d’autres thématiques dans son chef d’œuvre « der Steppenwolf » [1] (le loup des steppes) où à son personnage principal, un homme/loup/âme torturé (e) (s), Harry Haller, il fait rencontrer dans un rêve son « idole » littéraire, celui dont la langue d’un peuple s’est faite sienne : Johann Wolfgang von Goethe (L’Allemand comme langue de Goethe).
Harry est un petit bourgeois, idéaliste, fin connaisseur des Arts, de la musique et du « géni » mais qui étouffe dans ce début du 20éme siècle, le siècle du Jazz et de tous les éclatements. Pourtant Harry n’est pas si carré, en lui vit un être qu’il n’assume pas encore, qu’il appelle « le loup des steppes » et auquel il attribue toutes les facettes obscures de lui-même.
Notre personnage, depuis un certain temps isolé du monde, se retrouve invité chez un confrère. Dans la maison de celui-ci, déjà assez mal à l’aise de devoir feindre l’intéressement et de reproduire l’éternel jeu de l’étiquette bourgeoise, il trouve une gravure qui représente Goethe et qui va lui déplaire. Le portrait du poète, érigé en héros national, est dans le temps répandu chez toutes les « bonnes familles », un peu comme chez nous les portraits avec le nom d’Allah ou le prophète (la comparaison peut sembler exagérée mais que faire ?) mais Harry, chose qui peut paraître bizarre, pete un câble ! Il s’indigne et lâche un sarcasme amer qui va blesser ses hôtes puis s’en va. Notre personnage s’indigne qu’on puisse donner une telle image à un auteur qu’il estime par-dessus tout. Une image à son avis tellement vieillissante, conservatrice, fausse, réduisante…ou comme dirait-on aujourd’hui « ringarde » et qui passe tellement mal dans ce décor petit bourgeois dont il est lui-même issu mais qu’il déteste tant.
Harry, dans le roman, est engagé par l’auteur dans un parcours de découverte de soi et de confrontation avec ses plus grandes angoisses, notamment avec l’aide d’Hermine, une jeune femme « du peuple » séduisante et intrigante qu’il rencontre un soir. Hermine, en apparence insouciante, joyeuse, danseuse à ses heures, à l’opposé même de Harry, s’avère être tout aussi malheureuse que lui, néanmoins, sa vision courageuse du monde l’éblouie. Notre loup va alors, tout au long du roman, régler ses comptes avec son siècle tapageur, insolent, « décadent », aux gouts « bon marché » , aux milles et une contradictions, à la persistance ahurissante dans l’ignorance, aux délices furtifs, ce siècle de la désharmonie !
Notre « héros » ne change pas complètement pour autant mais il a le courage de s’essayer à de nouvelles expériences. Il apprend à danser le jazz, il renoue ses liens avec la chair féminine, il regarde sa face de loup solitaire dans les yeux, il accepte la nécessité d’une « révolution permanente »[2] mais aussi, affronte ses modèles, ses héros culturels.
Dans ce rêve alors, Harry rencontre Goethe chez lui, où il se tient, à la fois humble et légèrement révolté. Il tient le vieux poète en grande admiration, pourtant il ne peut contenir son mécontentement et celui de toute sa génération car entre cette dernière et celle de Goethe, s’est creusé un fossé immense. Entre l’ancienne génération optimiste, idéaliste, ardue dans son œuvre de concevoir un monde harmonieux fondé sur des bases classiques et une jeune génération de la première guerre mondiale, secouée, déboussolée, désœuvrée et qui, faute de trouver l’ordre de ses repères, les replace à sa guise et de la manière la plus absurde, Harry a beaucoup de questions et de reproches. Pourquoi après avoir reconnu la « contestabilité » (Fragwürdigkeit), la vanité de l’existence humaine et la profonde incertitude dans laquelle nous vivons, s’abstenir de la révéler, condamner ceux qui le font[3], prêcher la foi (non pas religieuse) et l’optimisme et choisir le confort des idéaux quitte à se mentir ? « Vous nous êtes bien trop peu sincères. » reproche-t-il.
À ses questions, il n’obtient que des bribes de réponses et de tonnes de rires. L’auteur de « Faust » lui fait remarquer qu’il « prend le vieux Goethe bien trop au sérieux » et qu’il devrait apprendre à rire des choses.
Réveillé, Hermine, non sans comprendre sa détresse, lui adresse le même reproche. Elle fait le parallèle avec son propre cas et lui avoue son agacement des images pour elle également « déformées » et « abrutissantes » que les gens reproduisent de certaines saintetés (elle pourtant qui ne fait pas dans la piété religieuse), mais au fond, qui lui dit que son image est la plus « juste » ? Son affection la plus honorable ? Hermine relativise et s’autocritique d’abord. Elle ne tombe pas dans le jugement facile et ne se perd pas dans des sensibilités exagérées et non-constructives. « Et si il [Harry] était un peu plus intelligent, il rirait simplement du peintre et du professeur [son hôte précédent] et s’il était un peu plus fou, il leur aurait balancé leur Goethe au visage. Mais comme ce n’est qu’un enfant, il rentre chez lui et veut se pendre. »[4] (Hermine à Harry p119). Donc, le rire ou l’action ? Ou les deux à la fois ? Ou les deux non pas à la fois ? Telle est (sont) la (s) question (s) !
Hesse à travers cette confrontation, dans le rêve ainsi qu’à travers les dialogues avec Hermine, exprime les reproches de sa génération et sa frustration. Néanmoins, il trouve à mon avis, un terrain de conciliation ; chaque génération vit son temps et il est quelquefois bien naïf de demander des comptes aux aînés. Et la solution ? L’Humour ! Goethe se rit de Harry et danse, « lui au moins a appris a dansé » Harry ne manque pas de le remarquer, lui le plus misérable représentant de son temps, raide et sérieux à mourir d’ennui. Sans illusions, sans ivresse continue, sans surestimation du temps[5], sans « déconstruction sans reconstruction », Hesse conclut dans cette scène et partout ailleurs dans son roman jusqu’à son dernier souffle: à la Vie !
[1] « Der Steppenwolf » de Hermann Hesse a été publié en 1927 Chef-d’œuvre de la littérature du xxéme siècle, interdit sous le régime nazi.
[2] Référence à la chanson « Sans la nommer » également connue sous le titre de « révolution permanente » de Georges Moustaki. Harry Haller, auparavant un pacifiste ardu et militant contre la guerre avec sa plume se désespère de sa cause et se retire du monde. Avec Hermine, il reprend conscience qu’il est en vain de croire que l’ultime but de la vie est l’atteinte d’un idéal, que le combat est permanent. Le roman connait un « revival » et une réception enthousiaste dans les années 60.
[3] Il cite l’écrivain allemand Heinrich von Kleist dont les écrits assez sombres et pessimistes ont été amèrement critiqués par Goethe.
[4] La traduction de ces textes est approximative et faite par l’auteur de l’article.
[5] « Le sérieux naît… d' une surestimation du temps. » le loup des steppes p. 127