Le dernier terroriste littéraire
Parce que l’enfer, c’est les autres, j’ai moi aussi esquissé le projet vague et définitivement irréalisable (parce que je l’ai décidé) de sortir dans la rue un jour, munie d’armes que j’aurais soigneusement collectionné et tiré inconditionnellement sur la foule. Au hasard, j’aurais libéré l’air, qu’on puisse enfin respirer ! Voilà donc la description d’une action qui peut rappeler à la fois les tragédies les plus traumatisantes (on pense aujourd’hui aux nouvelles stratégies du terrorisme islamiste) tout autant que les œuvres fictives les plus grisantes (Vous avez peut-être pensé comme moi à Robert De Niro dans Taxi Driver, même si son dégoût ne tendra que par la suite vers une action dirigée). Mais c’est aussi en fait une esquisse de ce qu’André Breton a décrit en 1930 comme la définition de ce qu’est un « acte surréaliste », ouvrant par là-même le débat sur les frontières d’un terrorisme fantasmé, littéraire et de celui réellement mis en pratique.
Trouvez les coupables !
On est en 1930, un Second Manifeste du Surréalisme sort pour réaffirmer et « réactualiser » les positions du groupe. Dans celui-ci, une phrase dérange au plus haut point : « L’acte surréaliste le plus simple consiste, revolvers aux poings, à descendre dans la rue et à tirer au hasard, tant qu’on peut, dans la foule. »[1]. Cette phrase est forcément intrigante au premier abord, lorsque, tout ce qu’on sait du surréalisme est sa quête psycho-artistique mais elle le devient moins lorsqu’on explore les rapports incessants du mouvement à la politique.
Juin 2015 sur le blog de Mediapart, Dominique Mathis revient sur cet épisode de l’histoire littéraire française en rappelant l’existence d’un « terrorisme intellectuel » d’auteurs tels qu’André Breton, et dont les « appels au meurtre symboliques […] finirent par inspirer des tueurs de toute engeance. »[2]. Convoquant à l’ordre du jour la fameuse phrase du poète « terroriste », le journaliste souligne l’appartenance vérifiée de Breton à « notre culture […], notre civilisation » qui a elle aussi prouvé son pouvoir à enfanter la terreur sous toutes ses formes. Le cri scandaleux du journaliste, bien qu’à mon gout trop fervent et décontextualisé pour formuler une vraie critique, a au moins le mérite de refaire jaillir une problématique longtemps enfouie sous la mode anticonformiste. Peut-on parler d’une éthique de la Littérature ? L’appel de Breton est-il un appel à meurtre poétique ou se sert-il de la fiction comme armature pour se protéger ?
Et tout le reste n’est (pas) que Littérature…
Aux questionnements qui tentent de comprendre la visée de Breton dans son paragraphe en 1930, beaucoup de spécialistes répondent qu’il n’a jamais été question pour le poète d’en faire un acte qui formerait une sorte de rituel d’adhésion au groupe surréaliste. Aussi simple que l’acte a pu donc être décrit, l’appel à son accomplissement semble être relativisé lorsqu’il poursuit :
« Qui n’a pas eu, au moins une fois, envie d’en finir de la sorte avec le petit système d’avilissement et de crétinisation en vigueur a sa place toute marquée dans cette foule, ventre à hauteur de canon. La légitimation d’un tel acte n’est, à mon sens, nullement incompatible avec la croyance en cette lueur que le surréalisme cherche à déceler au fond de nous. J’ai seulement voulu faire rentrer ici le désespoir humain, en deçà duquel rien ne saurait justifier cette croyance. »[3]
Ainsi, nous découvrons l’acte surréaliste bien plus sous l’angle d’une tentation, condamnée à le rester et dont le seul motif « légitime » serait le désespoir. Breton ne tardera pas à ajouter à son texte (qui souleva beaucoup d’émoi même de la part d’anciens camarades du groupe surréaliste) une notre précisant qu’il n’a jamais eu aucune intention de recommander cet acte[4].
Mais dans notre recherche du « coupable », on n’en revient pas les mains vides. C’est en effet sur la question de la responsabilité poétique qu’une partie du groupe s’affronte. Lors du procès contre Louis Aragon pour son poème engagé « Front rouge », une partie du groupe, dont Breton, prendra sa défense en remarquant l’absurdité dont fait part le système judiciaire en confondant signification poétique et signification littérale.[5] Aragon, n’est pourtant pas satisfait de cette réponse. Pour lui, l’intention d’appeler à la lutte, voire au massacre si nécessaire, était bien là et il n’a pas à le nier. Il se range du côté de Romain Rolland qui déclare que tout écrivain doit rendre compte de ses écrits puisque ceux-ci sont chargés de l’expression de son engagement, aux Surréalistes ce dernier répond :
« Je n’approuve pas les termes de la protestation que vous m’avez communiquée. Je ne l’approuve pas pour l’honneur même d’Aragon et des Surréalistes. Je vous fais honneur de vous distinguer du reste des écrivains, en vous prêtant la volonté que rien de ce que vous écrivez ne soit « littérature », que tout ce que vous écrivez soit acte. Il ne sied pas que vous vous réfugiez derrière le paravent du symbolisme ou de « l’intériorisme » poétique. Nous sommes des combattants. Nos écrits sont nos armes. Nous sommes responsables de nos armes. Au lieu de les renier, nous sommes tenus de les revendiquer. Que chacun de nous soit jugé, individuellement, pour celles qu’il emploie. »[6]
Rolland demande donc l’inculpation d’Aragon et va même jusqu’à réclamer l’inculpation d’un autre poète, Maurras, dont la poésie aurait inspiré des actes de violence. Position que les surréalistes belges ne tarderont pas à soutenir dans un tract « poésie transfigurée ». Pour eux, l’irresponsabilité littéraire serait un instrument bourgeois tenu de réduire l’engagement contenu dans la poésie à une simple esthétique sans une réelle portée, détruisant et annulant ainsi d’emblée son potentiel révolutionnaire.
Il s’agira désormais pour de nombreux Surréalistes d’assumer pleinement la fonction sociale et engagée de leurs écrits, celle dirigée vers une cause. Mais quelle cause au juste?
Entre l’anarchisme et le communisme.
Dans sa volonté de violenter le langage, Breton invente beaucoup de mots et s’érige presque à lui seul comme leur encyclopédiste. On peut lire dans sa définition (des plus claires !) du surréalisme : « automatisme psychique pur, par lequel on se propose d'exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l'absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale […] ». Pourtant, quelque années plus tard les jeux psycholinguistiques s’arrêtent presque pour faire place à un groupe engagé presque à la manière d’un parti, c’est le début de la « révolution surréaliste »[7]. Les Surréalistes en premier lieu d’une tendance libertaire, vont s’engager finalement pour de nombreuses années aux côtés du parti communiste français et esquisser enfin une petite aventure anarchiste dans les années 50.
La tendance violente du Surréalisme est marquée par l’épisode de leur soutien à Germaine Berton, l’anarchiste française qui assassine en 1923 le directeur de la ligue d’Action française. Dans un photomontage, le premier numéro de la « Révolution surréaliste » la présente au centre, entourée de photographies des poètes du mouvement marquant l’admiration du groupe envers le courage de la « révolutionnaire ».
La conversion communiste du groupe serait en partie due à une distanciation de plus en plus marquée d’une doctrine individualiste[8], telle que l’anarchisme laissait paraître. Le surréalisme, comme le souligne Peter Zima[9], est un mouvement qui a tout du modernisme, c’est dire qu’il se démarque d’autres mouvements d’avant-garde (comme le dadaïsme) par sa quête et sa croyance même en l’existence du Sens, quête perdue dans son voyage vers les Amériques et sa conversion postmoderne. Le Sens est à la fois dans une révolution psychique qui, s’inspirant du romantisme allemand dont le Surréalisme est l’héritier, redécouvre les forces de l’inconscient, fait de nouveau place au rêve et à sa logique de substitution.
L’engagement communiste des Surréalistes sera par-dessus tout un engagement intellectuel qui tentera pendant des années de prendre en main la direction de la politique culturelle du parti, convaincus que la révolution économique devait s’accompagner d’une révolution de l’esprit, qui tenterait de concilier de nouveau l’Homme avec son inconscient, ses fantaisies et son pouvoir onirique (c’est-à-dire celui qu’il tire du rêve), ne serait-ce que dans la mesure du possible poétique. Ce programme aurait participé d’une certaine manière à ébranler « le malaise dans la civilisation » décrit par Freud (Das Unbehagen in der Kultur ), un malaise au niveau humain et social dont l’origine est un cumul de refoulement psychologique de pulsions naturelles encouragé par l’instauration d’une culture civique des plus strictes.
Les surréalistes ne réussiront jamais à imposer ne serait-ce qu’une ébauche de ce « programme », mais leurs causes se multiplient et se dirigent contre le rationalisme aveugle, le capitalisme, le fascisme et enfin le colonialisme (soutien à la guerre du Maroc et d’Algérie).
Le vocabulaire de la terreur.
Qu’elle soit « coupable assumée » ou non, la poésie surréaliste est aujourd’hui cet héritage littéraire à la « matière explosive »[10]. Ses thématiques évoquent en permanence la révolution, même d’une manière redondante qu’on jugerait presque d’assommante par moments. C’est une révolution tantôt fantasmée : tirer sur la foule, rêver d’une « révolution quelconque, aussi sanglante qu’on voudra. »[11] ou encore esthétiser le massacre comme chez Aragon. Tantôt appliquée, au service de la propagande qu’elle soit communiste ou anarchiste. Le vocabulaire violent et très politisé dont elle est imprégnée, reste pour un nombre de spécialistes, surtout dans le cas de Breton, l’édification d’un mythe de la terreur[12] qui opère sur la langue principalement mais peut également montrer une grande force d’identification pour le lecteur.
Cette « révolution quelconque » est avant tout un esprit, un principe qu’on défend quel que soit sa direction, et les mots dont use le Surréalisme servent avant tout à le cultiver et à instaurer une sorte de culture révolutionnaire à redécouvrir en tous temps, même en ceux des traumatismes qui figent, je pense aujourd’hui entre autres à ceux dont ma génération algérienne post-décennie noire fait face. Aujourd’hui encore, on lit Breton dire : « En matière de révolte, aucun de nous ne doit avoir besoin d’ancêtres »[13] et l’appel est lancé comme dans un bataillon, car un brin d’ignorance et de courage remue les jambes, enterre les morts, lève un doigt d’honneur à la peur.
[1] André Breton : Second manifeste du surréalisme. Source: https://fr.wikisource.org/wiki/Page:La_R%C3%A9volution_surr%C3%A9aliste,_n12,_1929.djvu/8
[2] Dominique Mathis: Terrorisme, surréalisme. Sur: https://blogs.mediapart.fr/dominique-mathis/blog/290615/terrorisme-surrealisme
[3] Second manifeste du surréalisme.
[4] Florence Quinche, Antonio Rodriguez : Quelle éthique pour la littérature ? : Pratiques et déontologies. P.66. Source : https://books.google.dz/books?id=IaT537ci3xcC&pg=PA66&lpg=PA66&dq=l%27acte+surr%C3%A9aliste+andr%C3%A9+breton+%C3%A9thique&source=bl&ots=a05v6dlaar&sig=5od4ShqavnHWUFUVQTtQJU7Oe7Y&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwj_vpiBse3VAhVFCBoKHfdpAa4Q6AEINzAC#v=onepage&q=l'acte%20surr%C3%A9aliste%20andr%C3%A9%20breton%20%C3%A9thique&f=false
[5] André Breton : Misère de la poésie. Source : idem p.75.
[6] Tracts surréalistes et déclarations collectives (1922-1969)
[7] Nom d’une des revues surréalistes les plus importantes, fondée en 1924 qui donnera par la suite naissance à « Le surréalisme au service de la révolution ».
[8] Carole Reynaud-Paligot: Histoire politique du mouvement surréaliste (1919-1969). https://ccrh.revues.org/2718
[9] Peter Zima- Moderne, Postmoderne
[10] André Breton, les pas perdus. P.305.
[11] Idem. P. 305.
[12] http://www.fabula.org/colloques/document1827.php
[13] André Breton : le second manifeste du surréalisme, 1929. https://fr.wikisource.org/wiki/Page:La_R%C3%A9volution_surr%C3%A9aliste,_n12,_1929.djvu/8